Elise Luguern, Martin Caraux, Pascal Mayer, Steve Bouyer et Raphaël Hamburger ont répondu aux questions de Libération sur la supervision musicale, dans un article publié en 2016.
Enquête Libération par Jean-Stéphane Brosse
Publié le 22 janvier 2016
Apriori, c'est plutôt une bonne nouvelle pour la musique de film en France. Celle qu'on dit si souvent négligée, reléguée au dernier rang des préoccupations du cinéma hexagonal, voit se multiplier depuis plusieurs années des intermédiaires censés la valoriser, la hisser à son juste niveau : un rouage essentiel de la production d'un film. Leur métier, superviseur musical, est l'héritage direct du music supervisor à l'anglo-saxonne, installé depuis des lustres aux Etats-Unis. Mais, là-bas, le supervisor ne s'occupe que des musiques préexistantes - il en fait même tout un art -, à l'inverse du score producer qui gère la composition des bandes originales, sans parler des avocats ou juristes qui s'occuperont des contrats. Alors que son cousin hexagonal cumule toutes les fonctions. «C'est peut-être plus artisanal, mais plus riche aussi et parfois plus efficace», juge Elise Luguern, l'une des premières en France à s'être lancée dans l'aventure au début des années 2000. Il n'existait alors principalement que des chargés de musique au sein des grosses maisons de production cinématographique, comme EuropaCorp. «Le métier était encore très mal connu et pas du tout structuré. Les producteurs ou les réalisateurs cherchaient des talents, sans avoir toujours conscience de ce dont ils avaient besoin.»
Peu à peu, le superviseur a gagné ses galons dans la profession, signe que la bande-son a pris un peu de poids. De Taxi 3 à la Vie d'Adèle en passant par Tournée ou Lucky Luke, Elise Luguern affiche ainsi aujourd'hui plus de cent films les plus divers à son CV. «En tant qu'indépendant, on a la chance d'être abordé par toutes sortes de producteurs, des plus petits aux plus grands, et toutes sortes de réalisateurs, des premiers films aux cinéastes établis. Je ne suis pas limitée par une ligne éditoriale comme on peut l'être quand on dépend d'une société de production, aussi grande soit-elle.»
Si Elise Luguern fut une des pionnières, le nombre de ces conseillers musicaux pour le cinéma s'est régulièrement accru ces dernières années. Une fonction qu'ils exercent parallèlement à des prestations pour la télé ou la publicité, plus rarement de manière exclusive. «Il y en a une trentaine qui font un film ou deux par an, une dizaine qui bossent régulièrement. Et si on descend à ceux pour qui c'est 100 % de l'activité, on doit être moins de cinq», estime Pascal Mayer, de Noodles Supervision, une société créée en 2009, 75 films au compteur. «Le problème, c'est ceux qui font "office de…", par exemple des labels, des éditeurs qui, parmi trois quatre activités diverses, exercent aussi celle de superviseur musical.» Or, comme le relève Martin Caraux, 36 ans, qui a monté sa structure en 2010, «à partir du mo ment où on est contraint de choisir dans un catalogue, on est limité et décrédibilisé».
En théorie donc, le superviseur doit pouvoir piocher où bon lui semble (compositeurs, majors, petits labels, librairies musicales) pour confectionner la bande-son idéale en fonction d'un scénario donné. Son premier travail consiste à cerner les goûts du réalisateur. «Le premier truc, c'est de faire la carte culturelle de ton interlocuteur, déclare Loïk Dury, collaborateur fidèle de Cédric Klapisch, qui cumule les casquettes de superviseur et de compositeur. Très vite, tu te renseignes sur ce que le réalisateur aime. Ça permet de savoir tout de suite comment communiquer, c'est l'essence du superviseur, savoir parler en mots, en couleurs, en émotions alors que le musicien va parler en notes ou en accords.» Comme le souligne Pascal Mayer, la dimension psychologique est primordiale : «La musique, c'est le seul moment où le réalisateur est confronté à un autre artiste, pas à des spécialistes de tel ou tel domaine technique. Il est face à quelque chose qui le dépasse. C'est une source d'angoisse énorme.»
Il faut donc s'employer à rassurer en permanence, à raccorder deux sensibilités. D'autant qu'interviennent aussi le producteur et son livre de comptes. «C'est énormément de diplomatie, relève Martin Caraux. On est vraiment au centre entre le producteur, le réalisateur et le compositeur. On prend les tensions de tout le monde, on absorbe tout.»
En pratique pourtant, le superviseur musical est très souvent amené à gérer la pénurie de temps et d’argent, à chasser les coûts.
A négocier à la baisse grâce à ses contacts dans les maisons de disques, à trouver les studios d'enregistrement et les orchestres les moins onéreux, à dénicher des morceaux de remplacement parce que tel ou tel tube coûtera trop cher. «Quand on arrive en pompier, on découvre qu'il faut tout faire pour x mille euros et qu'il faudrait le triple pour fournir juste ce dont le film a besoin. Alors il faut faire des économies intelligentes. C'est comme un chantier, il y a toujours des endroits où on peut tricher, des passages où la musique n'est pas stratégique», explique Pascal Mayer, qui se défend cependant d'être un «soldeur de musique» : «On passe notre temps à négocier des budgets auprès des labels, mais aussi à persuader les producteurs d'augmenter le budget.» Il faut savoir ensuite sauter l'obstacle de la salle de montage. «Ce qui est infernal aujourd'hui, c'est les temp tracks, les morceaux temporaires, ce que les monteurs calent avant la musique définitive, s'agace Loïk Dury. Quand tu travailles dans le cinéma industriel, des décisions artistiques peuvent être complètement déléguées, par inconscience. C'est le monteur qui choisit la musique, parce que ça l'arrange, parce que c'est le dernier morceau dont on lui a parlé, parce que sa fille aime bien…»
Si les maisons de production font de plus en plus appel à ces intermédiaires, c'est aussi parce qu'ils connaissent bien mieux qu'elles le maquis des droits d'édition et leur font gagner un temps précieux. Pour son film Eden, consacré à l'émergence de la French Touch et de la scène électronique, Mia Hansen-Løve n'avait pas besoin qu'on lui choisisse la BO, elle avait tous ses morceaux en tête. Mais l'intervention du superviseur, en l'occurrence Raphaël Hamburger, était «absolument indispensable», dit-elle. Il a ainsi négocié un flat fee, un forfait unique pour 34 des 36 morceaux du film, Daft Punk compris. «Ça demande beaucoup de patience, de souffle», reconnaît la réalisatrice. Dans certains genres, comme la house ou le rap, les ayants droit sont multiples. Steve Bouyer, l'associé de Pascal Mayer, se souvient d'avoir passé trois mois à jouer les détectives pour valider un seul morceau de hip-hop pour Love de Gaspar Noé, en sachant qu'à tout moment un seul ayant droit peut dire niet et tout est par terre.
Pour toutes ces raisons, le métier de superviseur a sans doute encore de beaux jours devant lui, comme en témoigne le nombre croissant de ceux qui s'improvisent comme tels. Le cinéma français produit environ 250 films par an. Sachant que la part d'un superviseur est très aléatoire, de 1 500 à plus de 10 000 euros en fonction des productions, il faut faire 10 à 15 films par an pour en vivre, calcule Martin Caraux. C'est en général tout bénéfice pour les producteurs, qui se voient déchargés d'un travail plutôt ingrat et complexe avec un budget qui ne va pas dans le rouge. Le réalisateur y gagne aussi certainement en liberté de choix, si on lui ouvre des perspectives. A condition de tomber sur le bon superviseur, celui qui, et il y en a, possède une connaissance pointue de la musique et/ou du cinéma. Car le mauvais peut aussi se contenter de surfer sur l'époque et les genres du moment, sans chercher beaucoup plus loin que son réseau. «Ce qui me dérange, c'est le côté gestionnaire du superviseur, quand il n'est là que pour réduire les dépenses, conclut Loïk Dury. Les choses ne s'inventent pas toutes seules. Il ne suffit pas de faire écouter trois morceaux sur YouTube. Ce qui m'énerve le plus, c'est la peur et le manque de prise de risque.»
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